Le terme de pervers narcissique apparaît depuis plusieurs années à peu près partout, à tel point qu'aujourd'hui tout le monde l'utilise, ou du moins a déjà entendu quelqu'un l'utiliser. Que ce soit pour parler d'un collègue de travail, d'une personne en couple, ou d'un membre de l'entourage. Le pervers narcissique est devenu « l'homme à abattre », à fuir, détestable ; il est décrit par les magazines comme manipulateur, sans empathie, humiliant et rabaissant ses victimes. Seulement, il faut rappeler qu'à la base ce terme est issu des travaux d'un psychiatre psychanalyste : Paul-Claude Racamier. Cet auteur est à l'origine de nombreux concepts psychanalytiques (antoedipe, incestuel, traitement bifocal de la psychose, etc...), dont celui de perversion narcissique, qu'il utilise pour la toute première fois dans son ouvrage paru en 1992 intitulé « Le génie des origines ». Qu'en est-il exactement à la base ?
Pour mieux comprendre les origines de ce concept, un retour au texte s'impose.
Afin de détailler plus avant la perversion narcissique, il faut opérer une distinction importante : il y a d'une part le mouvement pervers narcissique et d'autre part la perversion narcissique (dite accomplie).
Racamier résume la perversion narcissique de cette manière : une façon particulière de se mettre à l'abri des conflits internes en se faisant valoir aux dépens de l'entourage.
Dans un entretien qui fait suite à la parution de l'ouvrage, Le génie des origines, Jean Guillaumin (psychanalyste français et ami de Racamier) pose directement la question à Racamier : pourquoi tant d'importance accordée dans le livre aux perversions narcissiques ? Racamier lui répond ceci :
« Parce qu'ils existent. Parce qu'ils sont nocifs. Parce qu'ils vont à l'encontre de nos propres efforts. Parce qu'ils sont méconnus. Parce qu'ils échappent à notre perspicacité. Parce que nous n'avons pas le radar qu'il faut pour les repérer à temps. Au demeurant ils outrepassent énormément le brin de perversité qui gît en chacun de nous ».
On comprend à la lecture du texte une forte implication personnelle de l'auteur, mais à la différence d'autres textes majeurs de la psychanalyse, l'apport ne provient ni de la clinique de l'auteur, ni de sa psychanalyse personnelle ; la théorie de Racamier sur la question n'a pour base que les rencontres toxiques auxquelles il aura eu affaire personnellement tout au long de sa vie.
Il est de notoriété publique que Racamier a traversé des problèmes au sein de la Société Psychanalytique de Paris avec ce qu'il appelle des « noyaux » pervers narcissiques (fonctionnement pervers narcissique mais à l'échelle d'un groupe de personnes). Ces rencontres toxiques ont tout aussi eu lieu dans les institutions de soin que Racamier a lui même dirigé, et on en retrouve la trace dans son ouvrage :
« On l'a sans doute deviné : j'ai eu des contacts précis, voire cuisants avec des manipulations perverses ; j'ai vu des manœuvres perverses s'infiltrer jusque dans les coulisses de l'institution que je dirige ».
Quand l'auteur parle des effets délétères sur les entourages des pervers, il nous fait part de sa propre situation subjective. S'il vient à parler de perversion narcissique, c'est parce que lui même a souffert de ce genre de mouvements.
Lorsque Racamier en vient à évoquer perversion narcissique et thérapie, il parle de thérapie uniquement pour les victimes des pervers, mais jamais pour les pervers eux mêmes. Le pervers narcissique ne souffre pas, c'est l'essence même de son fonctionnement : donc à quoi bon vouloir consulter un psychiste ?
Il présente aussi la perversion narcissique comme une voie d'amélioration possible chez certains patients de structure psychotiques, lorsqu'ils perdent l'objet de leur délire. Il considère le passage à la perversion narcissique comme bénéfique pour le patient, puisque non seulement il parvient à prendre en compte et manipuler le social, mais en plus se met à l'abri de la souffrance, grâce au bénéfice de la perversion narcissique. On retrouve ici l'idée que la perversion narcissique chez Racamier, bien qu'ayant de fortes relations avec la psychose (notamment dans leur construction), n'est pas dépendante de la structure psychique du sujet ; un névrosé pourra traverser des « soulèvements » ou des mouvements de perversion narcissique au cours de sa vie (souvent dans des périodes de crise).
Nous avons pu faire état plus haut de la distinction effectuée par Racamier, entre les mouvements de perversion narcissique et la perversion accomplie. Outre le fonctionnement psychique global du sujet, l'accomplissement de la pathologie a pour condition sine qua none le concours actif de l'entourage du pervers narcissique. Autrement dit, sans son entourage, le pervers narcissique n'est rien :
« Il est vrai que pour pleinement accomplir une perversion narcissique, il faut en avoir à la fois la nécessité profonde et l'opportunité (...) Combien, pour un seul pervers accompli, faut il de pervers potentiels ou partiels, de pervers passagers ou manqués, c'est ce que nul ne saura jamais dire »
Racamier n'insiste donc pas sur les facteurs intrinsèques au sujet, et à son vécu dans l'étiologie de la maladie. Dans ce que l'auteur décrit, la formation pathologique est complètement dépendante de l'entourage. D'ailleurs, cette idée de Racamier de donner à l'entourage une place fondamentale dans la pathologie se retrouve également dans ses théories sur les psychoses. À la différence de nombreux auteurs, la réalité de l'objet, de l'autre, a une importance cruciale dans le déploiement de la maladie.
L'auteur propose une théorie quant à la « propulsion » du mouvement pervers, mu par deux forces motrices :
La nécessité défensive : une défense à l'encontre d'un conflit interne ; ce conflit sera dénié, puis ensuite expulsé chez autrui, et maintenu à distance par l'agir (les conduites perverses) ; La défense, (le déni des conflits), deviendra alors verrouillée.
La notion de verrouillage est un concept proposé par l'auteur, défini comme un « système défensif, du système de défense ». Une véritable opération sur-défensive, qui constitue un barrage d'étanchéité et de camouflage de la défense. Le verrouillage a deux buts principaux :
La séduction narcissique. D'après Racamier, l'origine de la perversion narcissique se trouve dans la mégalomanie infantile et primitive, dans la suite de la séduction narcissique (qui va amener dans la pathologie la survalorisation narcissique.)
L'auteur évoque la séduction narcissique plus tôt dans le livre, comme phénomène observé dans l'analyse de schizophrènes. On pourrait comprendre et résumer ce concept ainsi :
A l'origine, la séduction est présente dans la relation mère-enfant : cette séduction est d'abord narcissique, et ensuite s'y ajoute la séduction sexuelle*. La séduction narcissique est nécessaire au développement psychique, mais elle devient problématique lorsqu'elle est acharnée, maintenue sans résolution, puisqu'elle tend à combattre la séduction sexuelle, qui elle, amène à l'unité mais dans la différenciation. Si cette séduction narcissique perdure, la différenciation d'avec l'objet, et donc l'accès à l'objet est impossible, ce qui engendre les pathologies narcissiques. La séduction narcissique est sous tendue par un besoin d'appropriation sans différenciation : l'enfant vit en sa mère, il vit par sa mère, comme un organe.
Cette séduction narcissique amène donc à évincer le père en pensée (le père symbolique, qui existe psychiquement) et en fait ; et donc à un évitement de l'Oedipe, puisque court-circuité par la relation mère enfant qui ne laisse aucune place au fantasme : pas de tiers, donc pas de séparation, et pas de menace de castration. Cette absence de fantasme chez l'enfant va perdurer plus tard, et c'est pourquoi la perversion narcissique ne se manifeste que dans l'agir.
Une fois ces deux pré-requis existants, (séduction narcissique et nécessité défensive) viennent la survalorisation de soi, l'érotisation du système défensif, et la disqualification d'autrui qui complètent la perversion.
*Sexuelle ici s'entend au sens psychanalytique du terme, pas au sens commun correspondant à la sexualité adulte.
Le pervers narcissique obéit à deux impératifs : ne jamais dépendre d'un objet (de quelqu'un) et ne jamais s'en sentir inférieur. En fait, les objets sont envisagés en tant qu'ustensiles, des jouets, des proies, des victimes. L'objet n'est pas dénié dans son existence, mais dans son importance, sa vie intime et son narcissisme. On pourrait faire une comparaison avec le fétichisme et l'objet inanimé, même s'ils ne renvoient pas exactement au même genre de processus, ni au même genre de satisfaction. La similitude dans ces deux fonctionnements tient au fait que le clivage est colmaté par le Moi, par le fétiche dans le fétichisme et par autrui dans la perversion narcissique.
En réalité l'objet est menaçant pour le pervers narcissique, puisque considérer l'objet en tant que tel, notamment comme objet libidinal, objet d'envie, serait une preuve d'incomplétude de soi (un renvoi à la castration), ce qui serait intolérable pour le pervers, puisque fondamentalement anti-narcissique. C'est pour cette raison que le pervers narcissique va complètement « déshumaniser » ses objets, par de nombreux agissements, partant du principe qu'une fois ces objets amenés plus bas que terre, l'objet n'aura plus rien d'enviable ni de menaçant.
Ces comportements envers les objets vont permettre au pervers narcissique d'accéder à l'immunité objectale, qui va de paire avec l'immunité conflictuelle. Cette double immunité constitue le but profond de la perversion narcissique et de la protection contre la dépression narcissique latente qui est maintenue à l'écart par tout les moyens.
Racamier décrit la pensée perverse comme l'envers de la pensée psychanalytique : pas de fantasmes ni d'affects chez autrui, et encore moins chez soi. Ce n'est pas non plus une pensée opératoire, puisque la pensée perverse peut devenir formidablement experte dans la manipulation de la réalité sociale, l'agir et la manipulation.
L'auteur établit une comparaison avec la pensée des psychotiques, qui sont selon lui « des enfants de choeur » à côté des pervers, pour ce qui est d'empêcher autrui de penser. Les psychotiques ont une pensée qui dérange, ils souffrent dans leurs pensées. Les pervers quant à eux, font souffrir les autres dans leur pensée propre, et s'en réjouissent.
D'une certaine manière la pensée perverse n'est qu'une forme déguisée de l'agir, entièrement dirigée vers l'agir, « créativement nulle et socialement dangereuse », une anti pensée. Si l'on retire au pervers narcissique cette possibilité de l'agir, il ne lui reste plus rien, et la dépression narcissique surgit, devient alors menaçante.
« Cette pensée, privée d'agir à fomenter et de secrets à imposer, elle ne rencontre que du vide. »
La « dépression narcissique », à laquelle s'expose le pervers narcissique en cas de chute de son système défensif peut être comprise comme un effondrement temporaire ou définitif de l'organisation et des défenses, qui plonge le sujet dans un état dépressif grave, voire mélancolique.
Il est bien évident que ce n'est absolument pas dans l'intérêt du pervers narcissique, de voir s'effondrer les défenses, puisque justement son organisation l'immunise contre toute forme de souffrance. Cela rejoint l'idée ce sont finalement bien plus les victimes des pervers que les pervers eux mêmes qui se retrouvent en situation de soin.
Toute la difficulté du texte réside dans le fait que sa compréhension nécessite une aisance avec une bonne partie du reste de l'ouvrage, Le Génie des origines. La facilité de Racamier à jouer avec les mots, à créer des néologismes, ou théoriser de nouveaux concepts oblige le lecteur à considérer le livre dans sa globalité.
La démarche de théorisation de la perversion narcissique pose tout de même un certain nombre de problèmes. Tout d'abord, aucun matériel clinique à proprement parler vient nourrir la théorie proposée par l'auteur : il ne s'agit que de rencontres personnelles et professionnelles. Ensuite, le problème majeur tient dans l'idée que le concours actif des victimes, de l'entourage, est tout juste cité mais relativement évincé.
Le pervers narcissique apparaît dans la presse comme le véritable ennemi numéro un, l'homme à abattre. De nos jours, le pervers narcissique actuel est l'équivalent du pervers sexuel du temps de Freud : il est aujourd'hui admis implicitement par tous que les pervers sexuels sont « malades », ne se contrôlent pas, ou difficilement. D'un point de vue théorique et psychanalytique la perversion narcissique devrait être envisagée d'une manière similaire, sauf que la réalité est toute autre. Le pervers narcissique dans les consciences collectives est véritablement « l'homme calculateur intelligent qui sait pertinemment ce qu'il fait, sans souffrir ».
Cependant, cette proposition omet l'idée fondamentale de la conception de la perversion narcissique : le pervers n'existe pas sans un entourage qui concoure à ses agissements. En d'autres termes, les victimes des pervers sont d'une certaine manière actives dans ces relations destructrices (bien souvent inconsciemment). En effet, comment envisager -d'un point de vue psychanalytique- que ces relations soient destructrices sans que les « victimes » n'investissent psychiquement les pervers narcissiques ? Une relation implique obligatoirement un investissement mutuel. Penser la relation pervers-victime à sens unique, comme le présente à certains endroits Racamier, revient à tronquer une réalité certaine, et tend à une certaine forme de conformisme rassurant. Cela pose l'épineuse question du caractère nécessairement « actif » de la victime, même si dans bien des situations il peut être compliqué d'échapper à un agresseur...
Dans une psychothérapie, il s'agira dans un premier temps de venir panser les dégâts causés par cette relation mortifère. Si les conditions le permettent, le travail consistera probablement ensuite à interroger ce qui chez la victime, a permis, consciemment ou non, à cette relation de durer dans le temps, et de lui nuire. De cette manière, cela remet en avant sa place de sujet actif et responsable, et non plus uniquement une place de victime, passive, qui entretient implicitement la souffrance et le potentiel trauma.
A. Pochez - psychothérapeute à Maisons-Alfort
À lire également :
- Un médicament pour aller mieux ?